Nicolas Beaud, « visiblement gris » par Louis Doucet, collectionneur

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Par Louis Doucet, Collectionneur Français,
Paris Février 2006

Deux approches contrastées s’opposent dans les pratiques artistiques contemporaines

La première, héritée de la tradition la plus ancienne et des notions de beau et de sublime de l’esthétique kantienne, privilégie le résultat de l’acte créateur, l’objet fini, tenant pour de peu de valeur le procédé qui conduit à ce résultat.

La seconde met en avant la démarche, le processus créatif, qui prime sur son résultat lui-même, tenu comme de peu d’importance par rapport au procédé dont il résulte.

Ces approches sont, toutes deux, également dignes d’intérêt et traduisent deux types de positionnement individuel de l’artiste par rapport à l’acte créateur, répondent à deux questions également centrales : quoi et comment.Quelques artistes combinent ces deux approches, réalisant une synthèse entre processus et produit.

 

Visiblement Gris X, variation (N°1,2,3) – acrylique sur toile, 120×120 cm

Nicolas Beaud est au nombre de ceux-ci.

De processus ou de procédé, il est indéniablement question dans son oeuvre. Nicolas Beaud procède par stratifications successives, un peu à la manière dont un artisan oriental applique des couches de laque sur un objet. La différence, cependant, est que, chez Beaud, la démarche reste toujours visible.

Il laisse apparentes des bandes plus ou moins étroites, mais toutes égales en largeur, pour matérialiser chacune des étapes de son travail, de telle façon que l’opacification progressive du support devient directement perceptible. S’il fallait encore s’en persuader, il suffirait de prendre connaissance des titres des oeuvres, qui ne font qu‘énoncer le nombre de couches appliquées pour les réaliser.

On assiste ainsi à une lente progression vers un gris, imprévisible à l’origine, mais dont on peut observer chacune des étapes de la réalisation, un peu à la manière dont une série mathématique converge insensiblement et inexorablement vers sa limite. Cette comparaison n’est certainement pas fortuite quand on sait que Beaud est ingénieur de formation.

Ce gris renvoie aussi à l’histoire suisse – Beaud est Suisse – et à ses Graubünden, ligues des Gris ou Grisons, reliquat des tribus welches de l’ancienne Rhétie. Mais ceci est une autre histoire…

 


Pour brouiller les pistes, Beaud peut partir du bord du support ou d’un autre point, central ou non, créant des dissymétries qui forcent le regard à reconstituer la progression spatiale du processus. L’opacification progressive n’entraîne pas nécessairement une évolution du clair vers le foncé. Certaines pièces matérialisent ce paradoxe de densifier la texture tout en évoluant du foncé vers le clair.

Le temps de séchage entre chaque couche, entre l’apposition de chacune des strates successives, force un temps pour la réflexion. Nicolas Beaud le met à profit en travaillant simultanément sur plusieurs pièces, lesquelles constituent une série et sont présentées ensemble. Chaque série procède d’un seul jeu de règles génératrices, prédéfinies mais qui laissent quand même un espace pour la surprise, pour l’imprévu, accidents de parcours ou réactions chimiques inattendues du fait des superpositions de pigments. D’une série à l’autre, les règles évoluent insensiblement, à tel point que l’on pourrait parler de séries de séries.

Chaque pièce raconte sa propre histoire, l‘histoire de sa conception puis de sa réalisation. Chaque série raconte une autre histoire, l’histoire du développement d’une idée, d’un germe initial, un peu comme un musicien composera des variations sur un thème générateur. Mais l’ensemble – toujours en devenir, jamais terminé – des séries successives raconte aussi, à sa façon, l’histoire de l’artiste et de sa marche en avant.

Le processus mis en oeuvre par Nicolas Beaud – à l’instar des processus industriels – génère aussi ses rebuts, ses sous-produits. En l’occurrence, ce sont des bavures, des coulures. Éliminées ou dissimulées, à l’origine, elles sont devenues elles-mêmes objets de l’attention de l’artiste.

Certaines toiles rejettent le travail de stratification à l’extrême bordure du champ, pour laisser une grande plage vierge où les coulures se déploient.

 


Dans d’autres oeuvres, où les strates sont colorées, les coulures sont laissées visibles sur la tranche du support, comme des témoignages du fait que le gris résultant n’est que la superposition de couleurs vives… Montrer que la non-couleur résulte de la superposition de couleurs… En quelque sorte, une relique – au sens étymologique du terme : ce qui reste après – du travail de stratification, d’opacification, une autre façon encore de raconter l’histoire de la réalisation de la pièce.

Dans d’autres pièces, enfin, le centre a été évidé pour ne laisser que le contour, en volume, où les coulures font bloc, armature, squelette, support et objet à la fois.

Nicolas Beaud ne se limite pas à la peinture. Il peut aussi réaliser des stratifications en superposant des films de gélatine colorés, produisant, avec de moindres efforts, le même effet de «grisification» par la méthode additive bien connue des photographes. Là, comme dans ses peintures, Beaud s’assure que les filtres ne se superposent pas exactement, permettant de découvrir, aux limites de la composition, une multitude de combinaisons intermédiaires qui relatent aussi, à leur façon, l’histoire de la constitution de l’oeuvre.

On l’a dit, le temps de séchage entre deux superpositions de strates laisse du temps à Nicolas Beaud pour développer des séries ou mener une réflexion sur son art.Pour meubler ce temps, il dessine, à la mine de plomb, des lignes parallèles, horizontales, sur de longs rouleaux de papier blanc. Le résultat de ce travail quasiment monomaniaque, évoque, vu de loin, une immense partition écrite pour un orchestre démesuré.

Ces dessins, essentiellement gratuits, touchent à la limite du processus. Ils se présentent comme des objets autosuffisants, reniant toute histoire et toute tentative d’expliciter un procédé de réalisation. On aborde, là, la seconde façon d’approcher l’oeuvre de Beaud, celle qui met en avant les qualités plastiques du produit fini, indépendamment de son processus de réalisation.Il faut l’avouer, les objets de Beaud sont beaux – jeu de mot facile mais pertinent – à la façon dont les compositions de son compatriote Gottfried Honegger, qu’il admire, sont belles et souvent sublimes, au sens de Kant.Les gris ont une qualité qui évoque les recherches atmosphériques des impressionnistes, juxtaposant les variantes d’un ciel à travers les saisons, les heures, les angles d’inflexion des rayons du soleil et les conditions de nébulosité. Plus prosaïquement, on peut aussi penser aux nuanciers de marchands de couleurs ou de papiers peints.

Les peintures, isolées ou en ensembles, ont la présence d’icônes abstraites, mettant en avant une texture sensuelle qui incite à une appropriation tactile de leurs pigments.

Quelques pièces sont présentées à l’horizontale, sur le mur, à la manière de certaines oeuvres de Donald Judd, témoignant d’une présence spatiale qui se suffit à elle-même et semble récuser d’avance toute glose sur leur processus de fabrication.Les coulures planes renvoient aux travaux d’un Morris Louis, pures jubilations chromatiques déconnectées de tout questionnement sur le comment. Celles en volume provoquent des pulsions simultanées de séduction et de rejet, neutralisant, du moins au premier abord, toute volonté de comprendre, toute velléité d’appréhender l’oeuvre par une démarche rationnelle.

Ainsi, les productions de Nicolas Beaud réconcilient, avec une élégance dont la simplicité stupéfie, une opposition dialectique à caractère ontologique qui se situe au coeur de la définition de l’oeuvre d’art de notre temps. Elle répond – simultanément ou successivement, selon l’humeur du spectateur – aux deux questions structurantes de la contemporanéité artistique : quoi et comment.

Louis Doucet, février 2006

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